Neutralité du Net : un dossier qui se complique

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La neutralité du réseau Internet est un concept simple et complexe à la fois. En résumé, tout ce qui transite sur le réseau Internet ne devrait ni être discriminé, ni filtré, ni altéré ou privilégié. Ce principe est ébranlé aujourd’hui.

Mais, comme tout les débats qui touchent les technologies, il y a forcément des affrontements, des divergences et des nuances. Mais il y a surtout beaucoup d’intérêts qui ne sont pas compatibles avec la nature même de l’Internet.

Carte Internet Map - Internet est ne neutreL’internet est né neutre

Il faut se rappeler que l’Internet s’est construit autour du protocole de transport IP (Internet Protocol) qui est en lui-même neutre. Un routeur (équipement qui transporte les données sur Internet) ne sait pas ce qu’il transporte, il ne connaît que les directions vers lesquelles transporter cette information. Du point de vue strictement académique, l’internet n’est qu’un enchevêtrement de rues et d’intersections entre tous les équipements branchés dans le monde.

La puissance de calcul pour contourner la neutralité

La notion de discrimination des données est apparue au moment où les protocoles ont évolués, mais surtout lorsque la capacité de calcul des divers équipements qui populent le plus grand des réseaux a décuplé. Avec plus de capacité de calcul en réserve, avec de plus en plus de besoins de sécurité parce qu’on transporte de plus en plus de types de données, la discrimination a pu faire son apparition.

Les administrateurs de réseaux et de systèmes ont maintenant d’innombrables outils pour discriminer, prioriser, altérer et filtrer tout le contenu de la toile. Décrivons les principaux :

  • Les pare-feux (firewalls) qui bloquent ou filtrent des paquets ou des protocoles. À l’origine pour se protéger des attaques, mais qui peuvent aujourd’hui faire office de barrière à tout type de trafic indésirable.
  • Les proxys et filtres de contenus : ils analysent les requêtes des usagers (sites Web demandés, services Web accédés) et appliquent des règles de rejet selon des critères établis par les administrateurs, les directions d’entreprise, etc.
  • La limitation de bande passante (throttling) : Souvent basée sur le moment de la journée ou bien sur le type de trafic, les usagers ou applications voient leur bande passante réduite.
  • L’injection de code : cette technique est moins répandue, mais il est possible pour un fournisseur ou un employeur d’altérer le contenu d’une page Web pour y insérer de la publicité, des messages ou des avertissements. Très explicite, cette technique est peu utilisée car trop évidente et invasive pour les usagers qui s’en plaignent immédiatement.

L’ensemble de ces outils technologiques ont été inventés afin d’améliorer notre expérience vis-à-vis de l’Internet et des réseaux. Je vais vous le montrer à l’aide d’un exemple concret et bien réel où ces technologies servent bien la cause.

Une petite entreprise installe un pare-feu afin de protéger les données sensibles de ses clients et de sa compagnie. Ensuite, on ajoute des proxys/filtres afin de créer des listes de sites Web autorisés et permettre aux employés d’aller sur les réseaux sociaux le matin, à l’heure du lunch et en soirée. Finalement, en voulant éviter des impacts négatifs sur les applications importantes (sauvegarde/synchronisation des données comptables) et les systèmes de voix sur IP (Skype, par exemple) on intègre au réseau de la priorisation. On ajoute aussi de la limitation bande passante pour les applications et services moins importants. Et pour informer les employés de nouvelles ou d’actions importantes sur le réseau, ils injectent occasionnellement des messages dans les navigateurs des employés.

Dans cet exemple, tout semble bien utilisé et l’ensemble des utilisateurs et administrateurs tirent bénéfice de ce réseau qui n’est plus neutre.

Le réseau n’a pas de jugement

Ce qu’il faut comprendre de ce que je viens d’expliquer, c’est que ce sont nous, humains, qui retirent la neutralité du réseau. Nous imposons aux machines des règles qui les font déroger à leur neutralité naturelle.

Si on peut maintenant contrôler tout ce qui passe sur les réseaux, plusieurs voudraient y appliquer des lois ou des règles comme ils en appliquent dans leur entreprise, leur état, leur maison ou leur ville.

Et c’est ici que tout peut déraper et que le contrôle peut être totalement perdu. Car, à ce point, ce qui protège l’un devient la barrière d’un autre. Ce qui avantage l’un devient le handicap pour un autre.

On n’a qu’à citer en exemple les fournisseurs Internet qui ralentissent le trafic Torrent sous prétexte que ça consomme beaucoup de bande passante et que c’est probablement du contenu illégal. Les usagers qui utilisent légalement ce protocole sont pénalisés.

Ou bien le « Great Firewall » de la Chine où la population d’un pays se voit limitée et surveillée dans son usage de l’Internet. Il est même probable qu’au moment où vous lisez ces lignes, certaines personnes dans le monde ne pourront jamais même seulement les voir.

Le terrain glissant

Aujourd’hui, la Cour d’appel du district de Columbia a renversée un jugement qui pourrait ouvrir la voie au blocage ou à la discrimination sur Internet. On peut lire dans le jugement que le FCC (Federal Communications Commission) ne serait pas en mesure de bien justifier ses règles d’anti-discrimination ou d’anti-blocage.

Le problème vient du fait qu’aux États-Unis les fournisseurs d’accès Internet ne sont pas considérés comme des fournisseurs de télécommunications. En ce sens, qu’un  Américain ne peut se faire refuser le droit d’avoir accès à une ligne téléphone et aux chaînes de télévision publiques. Pour permettre une plus grande flexibilité, l’Internet n’a pas été intégré à la définition des télécommunications, donc ce sont plutôt des fournisseurs d’accès ou de service. Par le fait même, ils seraient théoriquement exclus des contraintes habituelles.

À moyen terme, il serait possible pour Verizon (l’autre partie dans l’affaire qui nous intéresse) d’exiger à Netflix, Google, Facebook ou Apple des montants d’argent pour un accès privilégié, rapide ou tout simplement un accès à proprement dit au réseau (et la clientèle) de ce dernier. Sur papier ou si le marketing est bien fait, ça pourrait paraître une bonne nouvelle pour le consommateur : « Venez chez Verizon où Netflix ne comptera pas dans vos données mensuelles. ». Mais, lorsqu’on prend un recul, qui va payer pour ce privilège? À la fin, ce sera toujours le consommateur qui verra sa facture de service augmenter indirectement. De plus, que ferait un nouveau joueur face à un géant comme Google ou Facebook qui ont les moyens de se payer une voie rapide alors qu’eux ne devraient que se contenter d’une voie de service?

Oh Canada!

Et finalement, au Canada c’est une lutte contre la pornographie qui se dessine. La député conservatrice Joy Smith, appuyée par la féministe Gail Dines et par Julia Beazley de l’Alliance évangélique du Canada, désirerait que la pornographie ne soit plus accessible afin de protéger nos enfants. Je la cite : « Si on peut envoyer un homme sur la Lune, nous pouvons certainement trouver une façon de protéger nos enfants contre la pornographie non désirée. ».

Je suis loin d’être contre cette idée. Étant moi-même un père, je souhaite protéger mes enfants contre les aléas de l’Internet. Le problème est comment créer cette zone sécuritaire?

Ce qui est souhaité, c’est que le Canada s’inspire de la Grande-Bretagne où une loi veut responsabiliser les fournisseurs d’accès Internet et bloquer tout contenu pornographique à moins que le client ne demande explicitement qu’il soit permis. Dans cette unique phrase on peut faire une liste interminable de problèmes potentiels :

  • Définition de la pornographie : Est-ce que de voir un sein, c’est de la pornographie? Est-ce qu’un magazine comme Maxxim se verrait bloqué? Des sites qui peuvent avoir du contenu divers ou généré par les usagers, on bloque ou pas? Les engins de recherche qui peuvent retourner volontairement ou non du contenu douteux, on les bloque?
  • Vie privée : un client d’un fournisseur Internet serait systématiquement fiché comme étant un consommateur de pornographie s’il demande à y avoir accès, même si ça ne serait que pour de rares occasions.
  • L’administration : qui sera responsable de mettre-à-jour, d’ajouter ou de retirer du contenu? Qui sera le « juge »? Quoi faire pour trancher?

Tous ces problèmes pourraient s’appliquer à tout ce que nous avons précédemment cité.

Les intérêts ou l’Internet

Les intérêts de grands groupes pourraient venir briser le  modèle qu’on connait actuellement (c’est déjà commencé). Des fournisseurs d’accès pourraient prioriser ou bloquer des services. Des groupes de pression pourraient faire taire l’opposition. Les fournisseurs de contenu devraient se battre ou payer pour passer par des fournisseurs d’accès. Des modèles d’affaires « à la carte » pourraient voir le jour, en peu comme comme ce que l’on voit dans le domaine de la télédistribution.

Logo - Neutralite du reseau

Pour ma part, je crois qu’il sera difficile voire même impossible d’imposer des modèles qui s’éloigneront trop de la neutralité. Si un jour, on y arrive, on pourrait voir tout simplement de plus en plus d’alternatives sur le marché et peut-être, des homologations de « fair provider » ou de « neutrality guaranteed ».

La neutralité pour toujours

Même si les politiciens, les activistes, les lobbyistes s’obstinent à vouloir faire reculer la neutralité, les utilisateurs trouveront toujours une façon de la retrouver. Les outils sont déjà nombreux pour déjouer les systèmes et chaque jour ils deviennent eux aussi de plus en plus faciles à utiliser. Sur Internet, on peut contrôler ce qui entre et sort de notre demeure, mais pas ce qui entre et sort de celle des autres.

Et l’affaire Snowden n’a que donné encore plus de motivation à tous ceux qui veulent conserver leur anonymat et leur accès à tout service sans discrimation.

Pour aller plus loin : http://fr.wikipedia.org/wiki/Neutralit%C3%A9_du_r%C3%A9seau

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Steve Rodrigue

Je suis dans l'univers télécommunications et réseautique depuis 1997. Passionné d'informatique, de mobilité et des technologies, je travaille présentement chez Vidéotron Limitée. À mes heures perdues, je brasse ma propre bière (#beergeek) et je suis guitariste dans un petit groupe sans grande prétention.